A la devanture des kiosques à journaux italiens, apparaît le premier numéro de l’hebdomadaire « Grand Hôtel », un semi-tabloïd 25x34 de 16 pages noir et blanc sous couverture couleur. Les frères Alceo et Domenico Del Duca, directeurs des éditions Universo, viennent de lancer le premier magazine de la Presse du Coeur moderne. Les 100.000 premiers exemplaires sont épuisés en quelques jours et quatre réimpressions sont nécessaires pour faire patienter les lectrices jusqu’à la semaine suivante !
Outre deux petits romans-feuilletons à l’eau de rose et le poignant « témoignage vécu » d’une malheureuse épouse infidèle, Grand Hôtel introduit un concept qui n’a encore jamais été fait à ce jour : le roman dessiné.
Le roman dessiné est une histoire d’amour (avec toutes les ficelles du genre tel que les Italiens, civilisation de séducteurs par excellence, sont capables de faire de mieux) racontée par une succession d’images, comme dans la Bande Dessinée.
Mais ne nous y trompons pas : ce n’est pas une bande dessinée (à cette époque-là en Europe, la B.D est considérée comme un sous-produit sans importance destiné aux enfants, tellement sans importance que les dessinateurs de « BD collabos » n’ont pas été inquiétés à la Libération). Les frères Del Duca ont l’intuition géniale de présenter leur offre comme du cinéma dessiné s’adressant aux adultes !
Le dessin est réalisé au lavis, technique de peinture en dégradés noir et blanc qui offre un réalisme photographique. Les cases de l’histoire passeraient presque pour des captures d’écran extraites d’un film.
de nombreux magazines racontaient avec succès des films en vogue, illustrés de photos extraites de ces films. Grand Hôtel s’inscrit donc dans cette continuité, mais va beaucoup plus loin en proposant le « film » lui-même, image après image, où des bulles de dialogues constituent la bande-son. A cette époque où l’Italie est exsangue, où ses habitants n’ont pas les moyens de se payer une séance de cinoche chaque semaine, ce « cinéma de papier » bon marché (12 lires) tombe à pic pour rassasier leur faim de rêve et d’évasion.
D’ailleurs, le titre du magazine n’a pas été choisi au hasard, qui fait référence à un film en vogue avec Greta Garbo. La couverture elle-même ferait passer le message même à un illettré : on y voit un couple d’amoureux, jeunes, radieux et bien habillés, qui s’apprêtent à entrer dans un cinéma nommé « Grand Hôtel » pour y voir le film « Âmes enchaînées »… qui est le titre du roman dessiné commençant à la page suivante !
Quelques mois plus tard aux Etats-Unis, Joe Simon et Jack Kirby créent « Young Romance » la première BD d’histoires d’amour. Ce genre dominera le marché des comic-books durant la période des plus fortes ventes de son histoire, preuve que le public d’après-guerre était prêt pour ce type de produit de consommation (Jaloux du succès de Young Romance, Martin Goodman, éditeur concurrent qui n’avait pas eu l’idée le premier, qualifia ce genre de « pratiquement pornographique » avant d’exploiter le filon à son tour)